Préliminaire : J'ai rédigé le texte qui suit pour la revue "Le Pays Sedanais", bulletin de la Société d'Histoire et d'Archéologie du Sedanais "Amis du Vieux Sedan". Il figure au Tome XXVIII de 2010.
Deux noms qui s’effacent lentement,
comme tant d’autres,
sur nos monuments…
ou
Comment faire revivre un instant deux poilus de Sedan ?
Sur Monument aux Morts de Sedan
Recette
Ingrédients :
- Une poignée de vieilles correspondances jaunies,
- Deux sous de curiosité,
- Deux sous de « jugeote »,
- Deux sous de patience,
- Une grosse loupe.
Ce sont les ingrédients indispensables pour déclencher l’intérêt, qui à son tour fait naître la passion de la recherche, laquelle permet d’effectuer enfin une fructueuse démarche !
*****
J’ai beaucoup cherché et bataillé, en effet, pour obtenir quelques maigres informations officielles concernant mon grand-père et son jeune frère, tous deux morts pour la France durant la première guerre mondiale.
Mais j’en ai appris bien davantage en compulsant les vieux papiers et clichés photographiques que ma grand-mère m’avait laissés. Parmi eux se trouvait un paquet de lettres et cartes-lettres, usées tant elles avaient été dépliées et repliées, lues et relues et souvent tachées par des larmes.
L’écriture s’en effaçait à la longue, car mon grand-père les avait écrites au crayon de papier pour la plupart, ou au crayon à encre pour quelques unes. Le tout rédigé en très petits caractères, surtout sur les cartes. Pas un centimètre² non utilisé, car il était disert, cet homme !
Après avoir ainsi déchiffré péniblement deux ou trois missives, j’en suis venue très vite à me dire qu’il devenait urgent de faire quelque chose pour sauvegarder ces écrits, dont l’intérêt me sautait aux yeux tout à coup.
J’ai donc pris la décision de retranscrire fidèlement toute cette correspondance, avant qu’elle ne s’efface complètement. Je l’ai fait, il y a maintenant quelques années. Il était temps ! Ce fut un travail difficile, travail auquel d’autres et très nombreux chercheurs, historiens et généalogistes se sont affrontés aussi.
Qui étaient mes deux poilus ?
(cliquez sur les photos, lorsqu'elles sont présentées en vignettes)
Désiré DUCLOUX, dit Gaston
DUCLOUX Désiré est né le 16 février 1886 à Balan (08) mais a habité Sedan par la suite. Il était le second d’une fratrie de quatre enfants (une fille, un garçon, une fille, un garçon).
Désiré (à l’état civil) avait pour prénom d’usage : Gaston. Du reste, c’est sous cette seconde identité que, plus tard, il se fit connaître dans le milieu de la Presse.
Il fit ses études au Petit, puis au Grand Séminaire de Nancy (54), mais n’envisagea pas, pour autant, de devenir prêtre.
Il fit son service militaire à Châlons-sur-Marne (51) désormais Châlons-en-Champagne
Au camp de Châlons
puis épousa LAQUEUE Alphonsine Irénée (dite Irène), native de Saint-Aignan (08), le 20 juillet 1908 à Charleville (08).
Le couple eut deux enfants, une fille et un garçon (ce dernier devint mon père).
Gaston fut rédacteur-journaliste à la « Dépêche des Ardennes », puis au « Courrier de la Champagne » à Châlons-sur-Marne, avant de venir s’installer à Nancy (54), ville qu’il appréciait beaucoup. Il travailla alors pour le journal « L’Eclair de l’Est »
Extrait d'un article de Gaston
et était correspondant également du « Daily Mail ».
En raison de sa nouvelle domiciliation, c’est à la Caserne Ney de Toul (54) que Gaston dut se rendre le 1er août 1914 à minuit, lors de la mobilisation générale.
Parmi d'autres poilus
A cette même époque, le benjamin de la fratrie, DUCLOUX Victor Henri (dit Henri) vivait encore à Sedan (08). Il était né le 4 octobre 1889 dans cette ville et était toujours célibataire. De lui, je ne possède qu’une petite carte-lettre, adressée à ma grand-mère pour lui annoncer une courte visite à l’occasion d’une permission. Je ne connais donc à son sujet que ce que j’ai découvert dans les correspondances de mon grand-père.
Par contre, j’ai eu la satisfaction de retrouver la sépulture d’Henri,
Tombe d'Henri, Nécropole "La Forestière" à Lachalade (Meuse)
alors que Gaston n’en a malheureusement pas. La dépouille de celui-ci se trouve peut-être dans l’un des nombreux ossuaires des Nécropoles Nationales...
Deux des ossuaires de la Nécropole de Minaucourt, près du Pont de Marson
...situées aux alentours de l’actuel camp militaire de Suippes (51), à moins qu’elle ne soit encore ensevelie au fond d’une tranchée du même secteur, rebouchée par les maudites « marmites » qu’évoquait Gaston dans ses lettres.
Qui étaient leurs parents ?
Au moment de la déclaration de guerre, DUCLOUX Joseph Pascal (dit Pascal), le père de la famille, était alors employé municipal à l’octroi de Sedan et la mère, VAUCHER Marie Augustine Nathalie, couturière à domicile.
Le couple ne put quitter la zone occupée par la suite, alors que d’autres membres de la famille ont fait partie des « réfugiés », hébergés pour la plupart loin des Ardennes. Le père d’Irène, par exemple, réfugié en Haute-Savoie, est décédé le 27 juillet 1915 à Peillonnex (74).
Situation en août 1914
Alors qu’Henri, soldat de 2ème classe, rejoignait son 147° RI de Sedan, Gaston, caporal réserviste, rejoignait le 146° RI en Lorraine. C’est à partir de ce moment-là que la correspondance entre Gaston et Irène commença.
Voici, du reste, ce qu’il reste de sa toute première missive, rédigée sur des feuillets arrachés précipitamment à un tout petit calepin :
* Toul, 2 août 1914 – 2 heures
1° Feuillet / « Ma bien chère Irène. Je t'écris deux heures avant notre départ de Toul. Nous partons à 4 heures de l'après-midi à Sommerviller, par Nancy (40 kilomètres) pour rejoindre notre régiment le 146° qui cantonne dans la région d’Haraucourt - Sommerviller - Crévic et qui doit s'y maintenir le plus longtemps possible si la guerre éclate. »
2/ « C'est le cœur bien gros que samedi soir je te quittai, mais j'étais cependant heureux d'avoir constaté l'énergie avec laquelle tu avais accepté cette séparation un peu brusque.
À la gare, il me fallut attendre un train qui est parti à 1 heure. Tous les réservistes étaient gais et joyeux. À Toul, c'était la cohue. Immédiatement je gagnai la caserne Ney. »
3/, 4/, 5/, 6/, 7/ et 8/ manquent
9/ « L'après-midi a été consacré à une petite revue. On vient de nous annoncer que notre départ n'aurait lieu qu'à 4 h 1/2. Nous traverserons Nancy la nuit. Comme je te l'ai dit, nous nous rendons à Sommerviller - Haraucourt où nous devons tenir 12 jours. La Poste aux Armées fonctionne,
10/ et tu pourras m'écrire à cette adresse : G. Ducloux, Caporal réserviste, 9° Cie du 146° rég. d'inf., Troupes de couverture.
À cette heure, une pluie orageuse se met à tomber ; nos sacs et nos fusils sont dans la cour. J'espère ma chère Irène que tu continueras à manifester les mêmes sentiments. Sois forte... »
(la suite manque).
En Lorraine annexée
Faisant d’abord partie des troupes dites de couverture, Gaston est arrivé à Haraucourt (54) le 3 août 1914. Il bivouaqua dans le secteur avec sa compagnie, entendit dire que la guerre était déclarée avec l’Allemagne, mais sans confirmation officielle, puis il fut rapidement informé du premier incident de frontière à 12 kilomètres de là, avec capture d’une patrouille d’uhlans.
Nommé officiellement sergent sur les rangs, Gaston, avec d’autres réservistes, partirent aux avant-postes durant deux jours, avant de revenir au cantonnement d’Haraucourt où une concentration de troupes s’effectuait.
Avec sa section, il passa la nuit du 12 au 13 août à Moncel-sur-Seille (54) pour soutenir l’artillerie dès le matin et attaquer Pettoncourt (57) à midi.
Dans la nuit du 14 au 15, de nouveau aux avant-postes, il griffonna encore quelques mots à sa femme à la lueur d’une bougie, pour évoquer la vive alerte qui venait de se produire à Chambrey (57), avec feu nourri des artilleries française et allemande.
Dans ses notes sur son agenda, il retraça aussi l’avancée effectuée vers Laneuveville-en-Saulnois (57), Oriocourt (57), la vallée de la Nied (57), Oron (57) etc.. Traversant des tranchées ou des rouleaux de fils de fer, suivant tantôt la voie ferrée et tantôt un cours d’eau, sous les tirs d’obus et le crépitement des balles, Gaston et les siens parvinrent à Frémery (57) abandonné, le 19 août 1914.
Carte du secteur de Frémery
Au petit matin du 20 août, ils quittèrent la grange où ils se reposaient, pour sortir du village en rampant dans un fossé. Ils tentèrent alors de gagner une ferme, en glissant dans une pâture sous les tirs réciproques des allemands et des français et une pluie d’obus. C’est à ce moment là que Gaston fut blessé au bras gauche.
Ceci se passait donc en Moselle, dans une pâture à côté de Frémery. Ci-après l'article de "l'Eclair de l'Est" :
Le premier blessé de la presse française
Le premier blessé de la Presse
Dans son numéro du 28 août, le "Temps" réclame pour lui l'honneur d'être, le premier de la presse française, atteint dans la personne d'un de ses collaborateurs sur le champ de bataille : " Notre cher, notre brave Philippe Millet, lieutenant au 4° zouaves, a été, écrit le journal parisien, frappé d'une balle ennemie à la main droite. Fort heureusement, le projectile n'a fait qu'une blessure légère."
Tout en souhaitant à M. Millet et au "Temps" la guérison prochaine du sympathique blessé, nous devons cependant nous efforcer de rendre à César ce qui est à César.
Nous croyons bien que c'est "L’Eclair de l'Est" qui a eu l'honneur revendiqué par le "Temps" : c'est le 20 août, à 5 heures du matin, que notre excellent collaborateur Gaston Ducloux, sergent de réserve au 146° d'infanterie, a été blessé par une balle qui lui a traversé l'avant-bras gauche au moment où, de sa main levée, il indiquait à sa section la marche en avant. L'affaire se passait en Lorraine annexée.
Il y a donc bien des chances pour que Gaston Ducloux soit le premier rédacteur français qui ait versé son sang pour la France dans cette guerre.
|
Sergent instructeur dans l’Aude
Après une courte hospitalisation suivie d’une période de convalescence, Gaston rejoignit l’armée pour se retrouver dans le département de l’Aude, non loin de Carcassonne, en fin octobre 1914. Il reprit alors sa correspondance avec Irène depuis Villegailhenc (11), ou Villemoustaussou (11), ou Pennautier (11). C’est alors qu’il mit au point un « petit système », pour que son courrier ne puisse pas être censuré lorsqu’il aurait quelque chose de particulier à dire à son épouse. Exemple ci-dessous :
* Pennautier, 9 novembre 1914
Ma bien chère Irène,
Je reçois ce matin lundi la carte de Mme T., contresignée par toi. Par le même courrier, m'arrivaient deux lettres : l'une de A. T., l'autre de mon cousin Georges Vaucher Sergent au 18° bataillon de chasseurs à pied, Hôpital complémentaire n° 1, Montpellier Hérault. Il avait eu mon adresse par ma tante de Reims.
Voici ce qu'il me dit : "J'ai été blessé par un obus. J'ai 17 blessures : le pied gauche traversé et des plaies à la jambe gauche et à la jambe droite. La main gauche presque traversée, une blessure au dessous de l'omoplate gauche, large comme une pièce de 5 francs".
Georges me demande ensuite d'aller le voir avec une permission de 24 heures. Hélas, sa lettre est arrivée deux jours trop tard car mercredi prochain c'est le départ. Cette fois, la nouvelle est officielle : P. part avec moi pour le Nord. À tous, espoir et courage. Je t'écrirai ce soir pour te donner les renseignements qui nous seront fournis sur notre voyage.
Je voudrais te faire connaître, dès maintenant, un petit système pour que tu reconnaisses le pays d'où je t'écrirai ou ce que j'aurai de particulier à te dire. Tu relèveras dans le courant de ma missive toutes les lettres pointées que tu rassembleras pour trouver le mot. Exemple : Pennautier. Je pointerai toutes les lettres dès le début de la correspondance, pour arriver à ce mot. Tu me diras si tu as compris ? C'est simple. Je t'écrirai en cours de route, comme cela la correspondance ne cessera pas entre nous.
À bientôt, ma chère Irène. Je t'embrasse bien, ainsi que Jean et Simone. Ton Gaston.
Les lettres pointées donnent donc le message suivant : « Pennautier. Bons baisers ma chère Irène. »
Pendant toute la période de fin octobre 1914 à fin mai 1915, Gaston, en qualité de sous-officier ex-chef de section, ayant déjà combattu et ayant été blessé, fut dès lors chargé de former de nombreuses nouvelles jeunes recrues. Il s’acquitta de cette tâche bien volontiers, tout en sachant qu’il allait forcément repartir au front un jour. Comme tous les soldats dans cette situation, il souffrit de ne pas savoir quand et où il irait, ni s’il aurait l’occasion de revoir au moins une fois son épouse et ses enfants auparavant.
A Villemoustaussou, il passa et réussit l’examen permettant de devenir officier, en même temps qu’un professeur de la Sorbonne et quelques autres candidats. Il se mit dès lors à rêver d’une situation financière meilleure pour sa petite famille et attendit la décision du Ministère de la Guerre …qui n’arriva pas.
Ses lettres, abondantes durant cette période, furent tantôt réconfortantes pour Irène, tantôt tristes et désabusées. Et ses poèmes traduisaient une grande nostalgie.
Gaston fut aussi très soucieux de ce que devenait son frère. De plus, sans nouvelles de ses parents restés en zone occupée, il se soucia également de leur sort, tout en essayant de se rassurer lui-même :
« Il est probable que mon père, étant employé de la ville, ne sera pas évacué, car les allemands font fonctionner tous les services ; ma famille ne serait pas trop malheureuse à la suite de cette situation. »
Le sort d’Henri
Avec son 147ème Régiment d’Infanterie, il est certain qu’Henri a vécu également des jours difficiles. Je n’en connais pas le détail. Seul, le JMO a pu me fournir quelques indications.
De son côté, sans informations au sujet de son jeune frère, Gaston écrivit au Colonel de ce régiment. En janvier 1915, il n’avait pas encore de réponse de sa part. Et quand la nouvelle de la mort d’Henri lui parvint enfin, Gaston écrivit au Commandant du dépôt du 147° RI :
* (Lettre non datée)
"Vous avez bien voulu me renseigner sur le sort de mon frère Ducloux Victor Henri, de Sedan, réserviste au 147° et me dire qu'il était décédé aux combats de Binarville , au cours des combats du 14 au 18 7bre (= septembre). Permettez-moi de faire appel à votre obligeance et de vous demander à quelle compagnie appartenait mon frère. Je voudrais avoir des détails sur sa mort, savoir où il est enterré. Seul son capitaine pourrait me répondre. D'autre part, je désirerais savoir si vous avez reçu au dépôt ses papiers et ses effets personnels et si vous pourriez me les faire parvenir. Je les adresserais alors à ma famille habitant Nancy. Mes parents habitant encore Sedan n'ont pas dû être informés officiellement du décès de mon frère, puisque Sedan est dans la zone envahie.
Veuillez agréer, Mon Commandant, mes salutations respectueuses.
Gaston Ducloux, Sergent au 146° régt. d'Inf., 28° Compagnie, Villemoustaussou, par Carcassonne (Aude)."
Réponse du Commandement du dépôt du 147° (au dos de la lettre de Gaston) au sujet de Victor Henri :
"En réponse à votre demande, j'ai l'honneur de vous faire connaître que le soldat Ducloux Victor appartenait à la 6° Cie du 147°. Les objets trouvés sur les militaires décédés sont envoyés au Bureau de Renseignements et de Comptabilité de l'Armée (Service de Santé) à Paris, auquel vous devez vous adresser pour entrer en leur possession.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.
Pour le Commandant du Dépôt, signature illisible".
Annotation du Service de santé de Paris sur cette même lettre :
"Vu, aucun effet personnel. Habt".
Carte-lettre reçue par Gaston à Villemoustaussou :
"Le 23 avril 1915
Monsieur Ducloux
En réponse à votre lettre du 15 courant, voici les renseignements recueillis sur la mort de votre frère. Il fut tué le 16 septembre au cours d'une charge à la baïonnette sur Binarville. Sa mort fut celle d'un brave frappé d'une balle au cœur qui l'arrêta net dans sa course. Il s'est abattu et n'a plus bougé, ce qui fait supposer qu'il n'a pas souffert. Quant à l'endroit de la tombe, ce sont les Allemands qui ont dû en prendre soin, car à la nuit nous devions nous replier dans la forêt et laisser nos malheureux camarades sur le terrain.
Recevez Mr l'assurance de mes meilleurs sentiments. RD."
|
Au front, dans le Pas-de-Calais
Le dernier jour de mai 1915, Gaston quitta Castelnaudary avec ses derniers petits bleus, pour monter dans un train qui leur fit traverser toute la France et les conduisit jusqu’aux arrières de la ligne de front, dans le Pas-de-Calais. Il fut affecté à la 4ème compagnie du 146° RI, Secteur Postal 125.
La lettre suivante donna quelques indications précises à Irène :
* Dimanche 6 juin 1915 (selon le système codé de Gaston, cela donne : "Ivergni près de neuville arras nous sommes au repos")
"6 heures soir
J'avais espéré pouvoir disposer de mon dimanche pour mettre à jour ma correspondance, mais nos dernières heures de liberté et de calme relatif sont employées à des revues et à des exercices d'assouplissement du bataillon. Il nous faut fondre nos dernières recrues avec les anciennes et préparer nos légions pour les randonnées futures. Le canon tonne avec fracas. Cela nous réjouit l'âme. La bonne besogne accomplie par nos camarades s'achève dans de bonnes conditions. L'organisation est merveilleuse et les chances de victoire se multiplient. Les convois de prisonniers encadrés par nos brillants hussards de Nancy se succèdent. Ils sont à bout de souffle.
Soleil plus chaud que celui du Midi, mais... soif terrible, et le vin à 18 sous.
Chaque jour je découvre d'anciens camarades, des bleus que j'ai dressés depuis cinq mois et qui font honneur au sergent qui les a dressés, auquel d'ailleurs ils témoignent leur reconnaissance. Braves et sans peur. Encore quarante huit heures et ce sera notre tour de remplacer nos amis fatigués par une lutte incessante. J'ai confiance toujours. Sois sans crainte pour moi, car je saurai faire comme toujours mon devoir. Tu n'auras pas à rougir si je tombe et tu ne recevras pas, comme certaines, mes menus objets avec cette mention : "Mort en lâche le....", avec 12 balles françaises dans la peau.
Lancés en campagne, nos besoins demeurent les mêmes quoique un peu limités. Je te demanderai de m'envoyer chaque semaine une paire de chaussettes de coton; avec une boite de cigarettes Maryland à 0f. 65 ; mes favorites les Levant sont trop chères : 0, 80. Dans ton premier envoi, tu ajouteras une petite boite en fer de vaseline, remplie de pommade mercurielle pour parer et détruire dans leurs œufs les totos, comme les appellent les poilus. Ce sont nos camarades les plus attachés à notre personne ; je n'en compte pas il est vrai pour le moment, mais certains camarades connaissent le prix de leur amitié. On fait de l'élevage et du croisement, français et boches. Ajoute aussi un petit peigne ou démêloir.
Toto porte-bonheur
Ma bien chère Irène, je t'embrasse bien de tout mon cœur avec nos petits Jean et Simone. Ton Gaston. Mes bonnes amitiés et souvenir à M. Me T., Mme V.
Un petit crayon à encre s.v.p. Joindre à chacune de tes lettres une feuille et une enveloppe."
Retranscription d’une lettre du 14 juin 1915
* Des tranchées, le 14 juin 1915
"Ma bien chère Irène
Me voici revenu moi aussi à l'âge des cavernes. Comme nos ancêtres, je me fais à la vie souterraine et j'ai déjà acquis une certaine habileté à la confection de mes passagères demeures. La nuit dernière, après avoir poussé nos sapes vers les lignes ennemies, nous sommes revenus deux kilomètres en arrière, nous reposer dans les longs boyaux qui donnent accès au village dont nous tenons la lisière nord. Ces boyaux ont été fabriqués par les Boches qui les ont baptisés : Canal de Suez, Canal de l'Oder etc.. Tu peux bien croire que ces boyaux sont repérés et que les Fritz nous arrosent de leurs marmites. Aussi au petit jour, avec mes deux chefs de demi-section, nous construisîmes-nous une superbe guitoune à flanc de boyau. Les charpentes des maisons démolies nous fournirent d'excellents étais et de solides chevrons. Des sacs remplis de terre servirent à la couverture, si bien que maintenant nous ne craignons plus les schrappnels. Un gros noir pourrait, il est vrai, venir nous déranger, mais il y a tant d'espace autour de nous que nous sommes tranquilles. Je viens donc de dormir de 8 heures à midi. Mon sommeil a bien été troublé par quelques détonations un peu fortes mais c'est un léger détail. Avant de savoir quelles seront nos occupations précises de cet après-midi, je te griffonne quelques mots. Chaque fois que je pourrai t'écrire et faire parvenir mes lettres au vaguemestre à l'arrière, je le ferai, mais il ne faudra pas t'inquiéter si parfois tu restes quelques jours, voire même une semaine ou deux sans nouvelles, car si l'action devient plus chaude, les relations postales seront plus difficiles et les moments de tranquillité moins nombreux. Je compte donc sur ton calme et sur ta patience. Ce soir, peut-être aurai-je le plaisir et le bonheur de recevoir une lettre de toi.
J'y répondrai aussitôt que faire se pourra. "
Au front, dès lors, Gaston fut successivement en première ligne deux jours d’affilée, puis deux jours en seconde ligne, puis retour en première ligne et ainsi de suite.
Il essayait de rédiger quotidiennement un petit mot pour sa femme cependant, tantôt très bref,
tantôt plus détaillé, joignant volontiers un trèfle à quatre feuilles ou une modeste fleur séchée, miraculeusement rescapés du champ de bataille, et décrivant avec humour sa vie dans le « délicieux labyrinthe de dédales et de boyaux complexes », qu’il appelait sa « taupinière ».
Il utilisait tantôt les cartes en franchise, destinées à la « Correspondance des Armées de la République », tantôt (comble de l’humour) des cartes offertes aux soldats par le « Touring-Club de France » !... Simples touristes, nos poilus ? Quelle dérision offensante.
Gaston attendait aussi impatiemment le repos prolongé promis à tout le corps : « A moi l'eau, le savon et les brosses, comme le rasoir ! Nous ne pouvons faire fantaisie comme Messieurs les Anglais. On le regrette, mais il ne faut pas être à cheval sur les règles de l'hygiène… »
De nouveau en Lorraine
Le 14 juillet 1915, l’ordre arriva d’embarquer en chemin de fer. On rassembla tout le corps dans une vaste prairie non loin d’une gare, puis départ. Destination ? – mystère. Gaston eut le temps d’apercevoir « Amiens », puis « vers Paris », puis « Neufchâteau » où il put jeter une carte postale en passant.
En définitive, le train amena tous ces combattants fatigués en Lorraine, à Lunéville, mais les permissions furent supprimées dans un premier temps. En début août, elles reprirent, mais pour 24 heures seulement. Pas de permission longue. Gaston revit donc son Irène et ses enfants, à deux reprises semble-t-il, avant de quitter définitivement Lunéville le 26 août.
* Retranscription d’un poème non daté, écrit sans doute après une permission de 24 heures :
Reproche.
Tes yeux brillaient moins aujourd'hui,
Dis-moi, dis-moi pourquoi chère âme?
Est-ce un chagrin? Est-ce un ennui
Qui pâlissait leur vive flamme?
Je veux ma part de ta douleur
Ainsi que ma part de ta joie.
Mon horizon prend la couleur
Des rayons que mon œil t'envoie.
Il est d'azur lorsque tu ris,
Il devient tout noir si tu pleures.
À toi mes pensées, tu m'as pris
Tous mes ans, mes jours et mes heures.
Sitôt qu'un chagrin indiscret
Obscurcit ton âme sereine,
Dis-moi bien vite ton secret,
Que j'adoucisse au moins ta peine.
Tes yeux brillaient moins aujourd'hui,
Dis-moi, dis-moi pourquoi chère âme?
Dis-moi quel chagrin, quel ennui
Mettait un voile sur leur flamme.
Gaston.
En Champagne
Le samedi 28 août 1915, le bataillon de Gaston débarqua de son train à 10 Km de Vitry-le-François, à Blesme , pour gagner à pied un lieu de cantonnement provisoire, à 18 km, afin d’attendre la nuit pour repartir vers le Nord, c'est-à-dire vers Beauséjour.
C’était un lieu-dit sur lequel était implantée une ferme, au bord du ruisseau du Marson et sur une petite route qui donne actuellement sur la D. 566. Sur cette départementale, du reste, a été créée une "Nécropole Nationale" où se trouvent peut-être les restes non identifiés de Gaston, à Minaucourt (devenu plus tard Minaucourt-le-Mesnil-lès-Hurlus, car les villages d'Hurlus, de Perthe-lès-Hurlus et de Mesnil-lès-Hurlus furent détruits).
A compter du 25 septembre 1915, c'est-à-dire le « Jour J », quand l’ordre d’attaquer fut donné à 9 heures un quart du matin, Gaston ne cessa de bondir en avant, avec sa section, au cri de : « Vive la France ! » au nord de Beauséjour, vers la butte du Mesnil et au-delà.
Le front de cette deuxième offensive en Champagne s’étendait en largeur sur des kilomètres. Et il était composé de milliers d’hommes, métropolitains ou coloniaux, jouant qui de la baïonnette, qui du sabre ou de la grenade, contre des mitrailleuses et de la mousqueterie. Un enfer ! D’affreux jours à se battre contre les troupes d’élite du Kronprinz, ainsi que contre d’abominables rouleaux de fils barbelés. Et ce, sous une pluie fine et persistante qui rendait le sol glissant.
Le 27, ses supérieurs reconnurent qu’il venait de faire preuve d’un grand courage en se portant, avec sa section réduite à quelques hommes, à l’attaque d’une tranchée allemande occupée par un ennemi supérieur en nombre, en réussissant pourtant à déloger l’adversaire.
Mais le 28 septembre 1915, Gaston et sa section réduite disparurent dans la tourmente, sans que l’on puisse découvrir par la suite en quel endroit précis : soit dans les tranchées de Beauséjour, soit aux alentours. Mais de la ferme de Beauséjour elle-même, il ne resta plus rien.
Le hasard cruel fait que mon grand-père est probablement mort à quelques kilomètres de Binarville, où était tombé son jeune frère Henri, douze mois auparavant.
Irène demeura avec son chagrin de ne plus avoir de nouvelles, mais se refusa à admettre le décès de son mari, même lorsqu’il fut déclaré "tué à l’ennemi" et "mort pour la France", et ce, par jugement rendu en janvier 1921 au Tribunal de Nancy (54).
Un entrefilet dans la presse locale rendit alors hommage au "glorieux défunt".
* * *
Pour finir, dans le Journal Officiel de la République Française du jeudi 29 juin 1922 (et ce, dans la rubrique consacrée au Ministère de la guerre), j'ai pu relever les "Inscriptions au tableau spécial de la Médaille militaire à titre posthume" :
D'où :
* * *
Ainsi s'achève la "saga" des Ducloux de Sedan, durant la Grande Guerre.
A noter que, peu après la disparition de son mari, Irène quitta Nancy (54) avec ses enfants pour s’installer à Montereau (77) jusqu’à la fin de la guerre, et ce, parce qu’une manutention militaire lui offrait une place de cuisinière, puis de chef de cuisine ! Ce qui permit à cette petite famille de subsister.